Rencontre avec Federica Di Meo

Quel peut bien être le point commun entre une chasseuse de cauchemars et des lapins complètements stupide ? A priori aucun et pourtant, ces deux œuvres ont pris vie grâce à la plume et au dessin tout en finesse d’une mangaka italienne : Federica Di Meo. De passage à Paris pour la Japan Expo, nous avons eu la chance de pouvoir la rencontrer et ça tombe bien, car nous avions beaucoup de questions à lui poser.

  • GBG : Bonjour, Federica Di Meo. Tout d’abord, merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. Pour ceux qui n’auraient jamais feuilleté une de tes œuvres, pourrais-tu te présenter ?

Federica Di Meo : Je suis une mangaka italienne et j’habite toujours là-bas, donc du coup, je viens en France environ deux ou trois fois par mois, parfois avec mon mari qui a perdu tout espoir de me garder en Italie. Mais comme il fait quelquefois le voyage avec moi, il est heureux. (rires) Je travaille depuis 10 ans au niveau professionnel et j’ai commencé en Italie en 2013 avec Somnia, qui a été publié grâce à Panini Comics pour la version française. En 2019 / 2020, on a commencé à travailler sur Oneira puis peu après sur The Lapins Crétins : Luminys Quest. Oneira étant de la Dark Fantasy et Luminys Quest une comédie isekai ce n’est pas du tout la même chose.

  • GBG : Et je crois savoir que tu as fait tes armes au Japon ?

Federica Di Meo : Oui, j’y suis allée pour contrôler tout ce que j’avais appris, grâce à une amie à moi qui elle avait vécu au Japon pour étudier le manga pendant plusieurs années, avant de retourner en Italie pour enseigner aux autres. Elle avait dans l’idée, et pour moi c’était vraiment innovant, que la façon des Japonais d’expliquer à des étrangers comment faire du manga n’était, à cette époque, pas la bonne. Les Japonais sont nés immergés dans la culture [du manga] dans les graphismes, mais aussi le Kishōtenketsu. Il s’agit de la division temporelle d’un récit : on a les trois actes narratifs avec le début, le développement avec le switch qui n’est pas réellement un climax, mais plutôt un bouleversement de l’histoire et la fin.

Donc, elle disait qu’il était plus facile pour une Européenne d’apprendre à des Européens comme faire du manga. Surtout qu’à l’époque les mains des gens n’avaient pas concrètement ressenti le graphisme Japonais. Maintenant, c’est différent, on a souvent des professeurs japonais qui viennent enseigner en occident et ils sont toujours bien accueillis en plus de faire un super travail ! C’est comme ça que je suis devenue sa première élève. Ensuite, on est parties ensemble pour vérifier qu’on avait bien travaillé, pour valider nos compétences en quelque sorte.

  • GBG : J’ai lu dans une de tes interviews que nous avions des références communes, notamment Magic Knight Rayearth de Clamp, qu’elles sont tes œuvres fondatrices en ce qui concerne le manga ?

Federica Di Meo : alors la première et ma muse, c’est Rumiko Takahashi (NDR : il s’agit de l’autrice de Ranma 1⁄2, Mermaid Scar, Mao entre autres) bien-sûr, car j’aime bien son équilibre dans chaque histoire. Par exemple dans Ranma, le premier manga qui m’a vraiment marqué, il y a beaucoup de comédie, mais il y a également des moments de tensions, des moments de combat, des moments d’émotion et tout ce mélange m’a donné envie, je m’en souviens encore, d’écrire et de dessiner une histoire qui donnerait toutes ces émotions-là aux gens. Il y a aussi les Clamp dont j’ai beaucoup aimé la façon de mettre ensemble les idées et de créer des univers très symboliques et bourrés de références diverses et variées.

Pareillement, j’aime des auteurs comme [Ryōichi] Ikegami avec Crying Freeman, Sanctuary, qui a marqué les années 90 et le début des années 2000, ainsi que Great Teacher Onizuka. C’est ce mélange entre comédie et émotion qui m’a inspiré. J’ai lu énormément de mangas, tout ce qui sortait en Italie, on les achetait ! C’est pendant les années 90 que les premiers mangas ont fait leur apparition et mon premier tome, c’était Ranma quand j’avais 13 ans. Cela dit, je ne savais pas que c’était des mangas, maintenant les enfants de 6 ans ou 7 ans savent déjà ce que c’est, mais nous, on ne le savait pas. 

  • GBG : En faisant mes recherches, j’ai appris que tu n’avais à la base pas l’ambition de devenir mangaka, comment en es-tu arrivé là ?

Federica Di Meo : L’italie a une tradition de fumetto (NDR : Nom des bandes dessinées italiennes) très importante et surtout très masculine. Cela ne veut pas dire que les femmes en sont exclues, clairement ce n’est pas ça, mais comme les personnages principaux de la quasi-majorité de ces œuvres italiennes sont des hommes et qu’il n’y avait pas des personnages féminins, du coup moi en tant que fille, je n’avais rien à lire ou aucune histoire dans laquelle me retrouver.

Heureusement, les choses ont évolué et toute une nouvelle génération de filles se sont trouvé à vouloir faire ce travail, grâce notamment à W.I.T.C.H. de Barbucci et Canepa dont le travail a véritablement marqué toute une génération en Italie. Mais moi, j’étais déjà trop âgée, c’est une histoire qui a commencé à sortir en 2001 et dont tous les protagonistes étaient des filles de 12-13 ans, dans un style Shojo, qui combattent des démons à la Sailor Moon. L’autre problème pour moi, c’était que le style graphique italien est très froid, dur, souvent très sombre et avec des traits épais qui ne me convenaient pas. D’autant que dans les écoles, les enseignants quand tu disais vouloir dessiner des mangas te disaient que ça ne marcherait pas.

Avec le recul je peux les comprendre, ils voulaient éviter de laisser les élèves s’embarquer dans une carrière sans perspective d’avenir. Cela montre aussi une mentalité peu ouverte sur le futur et j’ai fini par me dire : “ok, je vais étudier l’histoire de l’art, comme ça, j’aurais un diplôme !”. Une fois mes études finies, j’ai rencontré mon amie qui m’a appris le manga et finalement je me suis lancée et j’ai continué.

  • GBG : Tu dessines exclusivement les scénarios des autres, comment t’adaptes-tu à des auteurs différents et donc à des styles de récits différents ? Cela change-t-il ta façon de travailler ?

Federica Di Meo : Pour moi, il est important de créer un lien avec celui qui écrit. Par exemple, pour Somnia, c’était mon idée, mais je n’avais pas le temps d’écrire, devant sortir un tome tous les six mois, en travaillant à la main à l’époque, c’était un peu difficile. C’est pour ça que, par la suite, j’ai demandé à mon éditrice de devenir ma scénariste. Dans ce cas-là c’était normal, car comme c’était une idée de moi, je savais où je voulais aller et c’était donc facile de le dessiner. Pour le reste, si j’ai un bon rapport avec la personne qui est à l’écriture, ça reste simple.

Pour Oneira, on est super amis avec Cab (NDR : Le scénariste), on discute tous les jours, on se fait des blagues. Au niveau graphique, je demande toujours des références pour comprendre quel type d’univers l’auteur a en tête et après ça je peux donner mes références pour les mélanger. Entre deux œuvres différentes c’est assez délicat de changer totalement de style, mais vu que, comme on le disait, j’ai lu énormément de choses, mes yeux se sont accoutumés à divers styles de dessins. Si c’est difficile au départ, ça devient plus simple par la suite, en général au bout d’un mois de pratique, notamment grâce à la main qui a une mémoire musculaire.

  • GBG : Tu changes quand pas mal de style, ça se voit particulièrement entre Oneira et les Lapins Crétins. Le trait n’est pas du tout le même, dans Oneira il est beaucoup plus noir et un peu plus épais que dans les Lapins Crétins où il s’avère être beaucoup plus fin…

Federica Di Meo : Dans les lapins, je ne fais qu’un seul trait alors que dans Oneira parfois j’en fais deux, surtout dans les cases où il y a de la tension et de l’action pour donner le sens du mouvement. C’est assez amusant, car quand je donne mes cours de manga, je dis bien à mes élèves de ne faire qu’un seul trait et c’est tout. Toutefois, j’explique à mes élèves que quand il y a nécessité, il faut rendre les choses un peu moins propres. Ici la difficulté c’était de trouver comment faire les ombres sur les monstres ainsi que toutes les textures de leur peau. J’ai fait énormément de recherche sur le sujet en me basant sur Berserk, L’Atelier des Sorciers, Drifting Dragons, Tokyo Ghoul, Bungô Stray Dogs BEAST ou encore Vagabond, spécialement pour les visages.

  • GBG : Cela m’amène à une autre question, n’as-tu jamais eu envie de reprendre l’écriture de tes propres histoires ?

Federica Di Meo : Justement l’envie est là et c’est une chose que j’aimerais bien faire. Mais quand je me lance dans un projet c’est que j’y crois vraiment et tu sais que, surtout dans les mangas, si on ne fait pas des histoires d’un ou deux tomes ça veut dire que tu peux bosser avec une personne pendant des années si tout se passe bien. Dans ce cas-là, l’histoire devient aussi la mienne. Par exemple, quand on parle avec Cab d’Oneira, on va échanger, je parle pour les personnages, quand il m’explique une scène, je joue les dialogues et parfois, il les inclut dans les scènes. Ce n’est pas réellement un travail à quatre mains, mais je suis la première fan de l’histoire. Dans le futur, on verra ce qui se passe, mais ce qui est sûr, c’est qu’il y a des choses à faire. (rires)

  • GBG : Depuis deux ans, tu collabores avec Mr Tan sur le manga The Lapins Crétins Luminys Quest, sorti chez Glénat, comment t’es-tu approprié ces personnages bien connus d’Ubisoft ? Avez-vous bénéficié d’une totale liberté de la part du studio français ?

Federica Di Meo : Pour le premier test que j’ai fait, les gens d’Ubisoft m’ont demandé de dessiner les Lapins Crétins. Depuis 2008, j’ai joué à tous les jeux des Lapins Crétins et je les ai dessinés de façon très manga, avec des yeux plus expressifs et des corps qui se déforment un peu. Au début ils m’ont dit non, car ils voulaient une version plus classique des Lapins Crétins, mais finalement après en avoir beaucoup discuté, ils se sont rangés à mon avis. Ils ont compris que dans un manga, il est primordial de donner des émotions aux lecteurs, ce qui n’est pas vraiment possible avec le graphisme original des lapins.

Maintenant j’aime bien les dessiner, mais à l’époque c’était difficile, car comment dire ? C’est comme si tu demandais à Takehiko Inoue, l’auteur de Vagabond, de dessiner du Disney. Ce n’est absolument pas la même chose ! C’est à ce moment-là que j’ai également compris tout le travail de design qu’on fait les équipes de Square Enix sur les Kingdom Hearts. Avec Ubisoft j’ai eu beaucoup de liberté et avec Mr Tan aussi, il m’a permis de donner mon avis sur le scénario. Kimpa est un de mes personnages préférés dont j’ai totalement changé le style. Sa première version était une fille blonde, avec la peau extrêmement claire et presque… Parfaite. Je me suis vite aperçue que j’avais besoin de quelque chose de plus et en révisant un peu l’histoire ça m’a aidé à trouver sa forme définitive. 

  • GBG : Actuellement tu travailles en parallèle sur Oneira et les Lapins Crétins, comment se passent tes journées et comment s’organise-t-elle ?

Federica Di Meo : S’il n’y avait que ça, ça irait encore. J’ai la chance d’avoir des gens qui m’aident un peu, sur Oneira et sur Luminys Quest j’ai deux assistants qui font des décors, ce sont mes ex-élèves qui sont maintenant mangakas eux-aussi et on se donne des coups de mains quand c’est possible. Cela me permet de me ménager tout en respectant les délais de rendus. Cela dit, comme Glénat et Ubisoft doivent tout valider, j’ai un peu plus de temps pour faire les choses entre deux corrections. Les maisons d’édition sont vraiment à mon écoute, elles me comprennent et m’aident. Quand on est à la Japan Expo, je dois être présente chez Kana et Glénat et tout se fait dans une bonne ambiance. Je suis heureuse d’être en France, surtout que je ne m’attendais pas à tout l’amour que je reçois des lecteurs et des lectrices. 

  • GBG : Quels sont tes futurs projets si tu peux nous en dévoiler un peu plus ?

Federica Di Meo : Pour l’instant, avec Cab, nous sommes sur Oneira et on a annoncé il y a quelques semaines qu’il allait falloir attendre un peu pour le prochain tome, pour de très bonnes raisons, mais qu’on ne peut absolument pas vous dévoiler pour l’instant. En tout cas, si tout se concrétise, ça va donner lieu à quelque chose de beau. C’est vrai que du coup il y a un peu plus d’attente pour les lecteurs, mais ça permet de maintenir la qualité. 

  • GBG : Si tu le pouvais, y aurait-il des auteurs avec lesquels tu rêverais de collaborer ou des œuvres que tu aimerais adapter en manga ?

Federica Di Meo : Au niveau des livres, je dirais Stefano Benni et sa première œuvre nommée Terra!. Je pense que nous ne sommes pas beaucoup à connaître, il s’agit d’une comédie fantastique sur des voyages spatiaux et comme j’aime dessiner tout ce qui est mécanique. Plus généralement, toutes les œuvres qui parlent à la jeunesse me donnent envie de travailler. Quand on aperçoit l’étincelle dans les yeux des gens quand ils lisent ces livres, c’est magnifique et c’est ce que j’aimerais moi aussi apporter au public.

  • GBG : Comme nous sommes un média Geek, nous posons la question à tout le monde, êtes-vous une gameuse et si oui quel est votre dernier coup de cœur vidéoludique ? Votre dernier coup de cœur manga ?

Federica Di Meo : Le seul jeu auquel je peux jouer aujourd’hui c’est Genshin Impact que j’ai commencé à la version 1.2, donc vraiment au tout début. J’adore ce type de jeu là dans lequel tu as une histoire à suivre, une ambiance à explorer, des personnages avec un caractère très fort et un lore très intéressant sans être non plus trop compliqué. Il y a longtemps à l’époque j’étais vraiment super fan des premiers jeux zelda, puis je suis passée sur Final Fantasy, surtout sur Gameboy.

Mais mon jeu préféré ça reste Super Mario Land, d’ailleurs quand j’ai commencé à jouer c’était avec mon père et ma sœur à Super Mario Bros. Plus tard, j’ai commencé et adoré l’univers d’Assassin’s Creed mais j’ai dû arrêter, car j’avais trop de travail. Du coup, Genshin Impact c’est mon seul péché est mignon et j’essaye de jouer 20 minutes chaque jour ou pendant que j’attends à l’aéroport pour prendre l’avion. En ce qui concerne les mangas, j’ai un gros coup de cœur pour L’Atelier des Sorciers, j’aime vraiment ce que fait Kamome Shirahama et maintenant que l’animé vient d’être annoncé, j’ai hâte de le regarder.

  • GBG : On parlait de Tokyo Ghoul tout à l’heure, tu as vu que Sui Ishida a sorti une nouvelle histoire intitulée Choujin X

Federica Di Meo : Ah oui, j’ai lu le début, mais je n’ai pas accroché totalement. J’ai toujours eu un problème avec les personnages comme Shinji dans Evangelion. J’aime bien l’histoire et les graphismes sont beaux, mais Shinji… je n’y arrive pas. En fait, c’est un des protagonistes les plus réalistes de tous les mangas, c’est un ado obligé de prendre les armes et qui est mort de peur, quelque part il est logique, mais comme il passe son temps à se plaindre…

Un autre grand coup cœur que j’ai eu récemment, c’est pour Versus, la nouvelle œuvre écrite par One. Ce mangaka a énormément d’idées et j’aime bien son travail même si ses dessins sont loin d’être les plus beaux. C’est clairement un excellent scénariste, certes faible au niveau graphisme, mais tu comprends parfaitement ses planches et ce qu’il a voulu raconter. Il y a encore beaucoup de personnes qui ne comprennent pas que dans les mangas, que les dessins soient beaux ou pas, le plus important, c’est que les cases soient lisibles et ça, ce n’est pas forcément évident. 

  • GBG : Ce sera le mot de la fin, merci encore beaucoup Federica d’avoir pris le temps de répondre à nos questions.

Federica Di Meo : Merci beaucoup à toi.

Pour conclure…

Un grand merci à Oscar Deveughele et aux éditions Kana d’avoir permis et organisé cette rencontre et à Federica Di Meo pour sa gentillesse et pour s’être prêtée au jeu des questions-réponses.

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